39

 

Un peu plus tôt, dans la Vallée interdite…

Lorsque la lourde porte se referma sur eux, Khirâ hurla sa rage et son impuissance. Comme ses compagnons, six autres filles et sept jeunes hommes, elle était nue, sans même un pagne pour se couvrir. Cet état ne l’aurait pas gênée en d’autres circonstances. À Mennof-Rê la nudité était naturelle, et elle n’avait rien porté avant l’âge de dix ans, comme le voulait la coutume. Mais il régnait dans les lieux une froideur désagréable. Cette vallée n’était qu’un défilé peu engageant, enfoncé entre deux parois rocheuses qui le surplombaient à pic d’au moins deux à trois cents coudées. L’étendue herbeuse où ils se tenaient longeait le rempart. Au-delà commençait une végétation sombre et menaçante.

L’impressionnante épaisseur des vantaux n’augurait rien de bon. Sans doute la force du monstre était-elle phénoménale pour que l’on dressât ainsi devant lui une porte aussi robuste. Khirâ se mit à trembler, de peur, de froid, elle ne savait plus. Tandis que les prêtres psalmodiaient leurs litanies, les sacrifiés restèrent à proximité, redoutant de s’aventurer dans les sous-bois mystérieux. Puis les officiants disparurent et une armée d’excités les remplaça. On espérait bien apercevoir la Bête, ne fût-ce qu’un instant, et, si possible, assister au massacre de l’une de ses proies. Mais il fallait repousser les sacrifiés vers la forêt afin d’attirer le monstre. Des pierres jaillirent des remparts, lancées par la foule hystérique. Khirâ et ses compagnons durent reculer jusqu’à la limite des arbres pour éviter d’être lapidés. Quatre d’entre eux avaient été blessés. Malheureusement pour les spectateurs, le Minotaure ne se montra pas. Déçus et frustrés, ils se retirèrent lentement, après l’avoir copieusement insulté. En vérité, personne ne l’avait vu depuis plusieurs années. On ne connaissait plus de lui que ses grondements effrayants, renvoyés par les échos. Mais cette fois, seul le silence répondit aux invectives.

Parvenu hors de portée des jets de pierre, Tash’Kor prit Khirâ contre lui pour la réchauffer. Pollys, fou de rage, levait le poing en direction de leurs tourmenteurs.

— Si au moins ils m’avaient laissé mon arc ! grondait-il. Je ferais rentrer leur rires dans la gorge de ces chiens.

— Tu ne l’as pas, dit son frère. Mais nous allons essayer de nous fabriquer des armes. Ce monstre finira peut-être par nous tuer, mais ce ne sera pas sans combattre.

Les autres prisonniers n’étaient pas tous chypriotes. Trois d’entre eux venaient des îles du nord. Une jeune femme à la peau très brune arrivait de Libye, une autre de Palestine. Quatre hommes étaient des compagnons des jumeaux.

— Nous ne pouvons pas rester ici, déclara Tash’Kor. Il nous faut trouver de la nourriture. Nous allons rester groupés et avancer. Peut-être existe-t-il une autre sortie. Si nous pouvons l’atteindre avant que le monstre ne nous rattrape, nous serons sauvés.

Un rapide coup d’œil lui démontra qu’il faisait preuve d’un optimisme exagéré. Aussi loin que le regard pouvait porter, le défilé s’enfonçait entre les falaises, sans la moindre discontinuité. Les parois rocheuses verticales n’offraient aucune faille où une tentative d’escalade aurait été possible.

Peu rassurés, ils s’engagèrent dans les sous-bois, s’attendant à voir surgir l’abomination d’un instant à l’autre. Mais rien ne se produisit. Ils ramassèrent quelques fruits sauvages qu’ils mangèrent, la gorge serrée. Peut-être s’agissait-il de leur dernier repas. Tant que la lumière fut suffisante, le groupe conserva un certain courage. Cette vallée paraissait grande. Le monstre n’était peut-être pas dans les parages immédiats. S’aidant de cailloux tranchants, Tash’Kor tailla des branches dont il confectionna des épieux. Malheureusement, il ne trouva pas de silex avec lequel il aurait pu allumer un feu pour en durcir la pointe.

Au crépuscule, les quelques fruits ingurgités n’avaient pas calmé la faim des sacrifiés et un froid insidieux les pénétrait jusqu’aux os, diminuant leur résistance. Bientôt, il fit trop sombre pour continuer à se déplacer. Ils choisirent un endroit qui leur semblait offrir un abri contre le vent violent qui s’engouffrait dans le défilé. Grelottants, ils s’assirent sur le sol. Tash’Kor et Pollys s’étaient serrés contre Khirâ pour lui communiquer leur chaleur.

— Les chiens, grommela un guerrier chypriote, ils auraient au moins pu nous laisser nos vêtements.

— Nous allons monter la garde deux par deux, décréta Tash’Kor. Que personne ne s’éloigne.

Ses mains se serrèrent sur l’épieu de fortune qu’il s’était fabriqué. Mais celui-ci n’était guère fiable. Les arbres du Labyrinthe étaient chétifs ou tordus. À l’aide de lianes et d’une grosse pierre, il s’était aussi confectionné une espèce de fléau d’arme. Il doutait que cela fût suffisant pour livrer un combat à armes égales avec la Bête, mais cela avait eu au moins pour mérite de rassurer les autres.

Lorsque la nuit fut tombée, on n’entendit plus que les hurlements du vent dans les frondaisons, s’écorchant aux aspérités des parois rocheuses. Pendant un long moment, il ne se passa rien. Khirâ fut soudain envahie par un espoir insensé. Elle souffla à Tash’Kor :

— Ce n’est pas normal. Tu ne crois pas qu’il aurait déjà dû nous attaquer ?

— Je l’ignore. Jusqu’ici, nous n’avons trouvé aucune trace de sa présence.

— Et s’il était mort ? Ce monstre n’est pas immortel. Il a peut-être péri.

Tash’Kor fit une moue sceptique. Le Minotaure était un chasseur. Sans doute guettait-il ses proies, afin de les évaluer, de savoir comment il allait les tuer. Pourtant, un calme étrange s’était installé dans le défilé, troublé seulement par les appels des rapaces nocturnes et par les sifflements du vent. Parfois éclatait un cri strident, reflet de l’agonie soudaine d’un rongeur capturé par une chouette. Alors, chacun sursautait. Personne ne pouvait fermer l’œil.

— Il n’est pas là ! insista Khirâ qui s’accrochait désespérément à son idée.

Tout à coup, son espoir s’évanouit. Cela commença par un grondement sourd. Puis, à une distance impossible à évaluer, un cri épouvantable et angoissant explosa, semblable à un meuglement de taureau. Mais il y avait dans les intonations une nuance curieusement humaine. Les falaises se renvoyèrent plusieurs fois l’écho de ce cri terrifiant. Même Tash’Kor, qui pourtant ne manquait pas de courage, sentit une onde de terreur couler le long de son échine.

Khirâ éclata en sanglots. Plus que jamais elle était persuadée d’être poursuivie par une malédiction. Elle était responsable du départ de Mennof-Rê, de la tempête, de l’attaque du village. Les dieux la poursuivaient de leur colère parce qu’elle s’était détournée de sa famille, du dieu vivant qui l’avait prise sous sa protection, simplement parce qu’elle refusait de ne pas être vraiment sa fille. Sa vie avait basculé à partir de ce moment. Des images de Kemit hantaient sa mémoire. Il lui semblait qu’une existence entière s’était écoulée depuis son départ. Elle était devenue une vieille femme. Elle n’avait plus de princesse que le titre. Ces derniers jours, elle avait été jetée dans la fange des cachots de Kytonia, des fosses abjectes au sol couvert d’immondices. À présent, elle était sûre qu’elle allait mourir. Le monstre allait surgir du néant, et les tuer tous, l’un après l’autre. Elle le sentait tout proche.

Pourtant, rien ne se passa dans l’immédiat. Le cœur battant, les hommes s’étaient regroupés, armés de leurs lances dérisoires. Les femmes s’étaient resserrées, formant un cercle, se blottissant dans les bras les unes des autres. Tash’Kor lâcha un juron énorme. La lumière diffusée par la demi-lune ne pénétrait pas la vallée. Leurs yeux s’étaient quelque peu habitués aux ténèbres profondes, mais on n’y voyait pas à plus de trois pas. Le danger pouvait survenir à n’importe quel moment, de n’importe où.

Soudain, le grondement éclata tout près d’eux, sans qu’il fût possible de le localiser. Puis, dans un vacarme épouvantable, l’univers sembla exploser autour d’eux. Une femme poussa un hurlement perçant. Khirâ fut bousculée, écartée violemment par quelque chose de gigantesque. Une insoutenable odeur de fauve la saisit à la gorge. Elle fut projetée dans les jambes des hommes qui s’étaient mis à bramer pour se donner du cœur. Il y eut un fracas de bois brisé, puis la voix terrorisée de la fille s’éloigna. Ils entendirent ses cris de douleur, reflets du combat désespéré que la malheureuse livrait contre la Bête. Enfin, après un appel encore plus strident, tout se calma. On ne savait même pas qui avait été emporté.

Il leur fallut plusieurs minutes avant de comprendre qu’il s’agissait de la Libyenne. Elle était la seule à ne parler ni le crétois ni l’égyptien. Pendant un long moment, on redouta une autre attaque, mais celle-ci ne vint pas. Frappées d’hystérie, deux femmes ne cessaient de geindre. Khirâ les prit contre elle pour tenter de les calmer. Sans succès. Tash’Kor les gifla violemment. Abasourdies, elles finirent par se taire, sans pour autant arrêter de trembler.

Khirâ les consola comme elle put, mais elle avait perdu tout courage. Comment ce monstre avait-il pu mener une attaque aussi rapide et aussi précise ? La nuit était totale. La faible clarté qui coulait des étoiles ne permettait même pas de distinguer le visage de son voisin. Mais peut-être bénéficiait-il d’une vision supérieure à la normale. Il avait attaqué tellement vite que les guerriers n’avaient pas eu le temps de réagir.

Personne ne put fermer l’œil durant le reste de la nuit. Une nouvelle agression pouvait survenir à tout instant. Pourtant, celle-ci ne vint pas. Le lendemain, dès les premiers rayons de soleil, Tash’Kor bouscula ses compagnons.

— Remuez-vous ! Il doit exister un moyen de vaincre ce monstre ?

— Mais comment ? demanda un pêcheur des Cyclades.

— Tout d’abord, nous devons fuir ce lieu maudit. Nous allons nous diriger vers le sud et marcher aussi vite que nous le pourrons. Cette vallée ne peut être infinie. Elle doit s’ouvrir quelque part.

— Personne n’est jamais ressorti de la Vallée maudite, gémit la Palestinienne.

— Ceux qui ont réussi cet exploit n’ont pas dû s’en vanter, de peur de retomber entre les griffes de ce porc de Galyel ! rétorqua Tash’Kor.

— À Arméni, ils auraient été accueillis comme des héros, fit remarquer l’homme des Cyclades. Les Arméniens n’aiment pas beaucoup les Kytoniens.

Tash’Kor ne répondit pas. Il ne pouvait le contredire, mais ils devaient se trouver des raisons d’espérer.

— Écoutez-moi ! déclara-t-il enfin. N’oubliez pas que le monstre est seul. Contre lui, nous sommes treize, dont sept hommes de vingt ans, dans la pleine force de l’âge. Quant aux filles, je suis sûr qu’elles sauront se battre si leur vie est menacée.

Subjugués par sa voix, ils se regroupèrent autour de lui. Il poursuivit :

— Le fait que la Bête nous ait attaqués pendant la nuit prouve qu’elle nous craint. Elle a peur de nous affronter en pleine lumière. Nous devons absolument trouver de quoi nous fabriquer des armes solides. Ainsi, nous serons moins vulnérables. De toute façon, nous en aurons besoin pour chasser.

Les autres approuvèrent sans trop de conviction. Khirâ elle-même faisait preuve de résignation. Elle aurait voulu soutenir Tash’Kor, mais elle savait déjà que tout effort était inutile. Quoi qu’ils fissent, ils étaient condamnés. Quelles chances avaient-ils de triompher d’un monstre envoyé par les dieux pour la punir ?

Ils se mirent prudemment en route, se frictionnant les côtes pour chasser l’engourdissement dû au froid. Malgré le retour du soleil, une fraîcheur pénétrante continuait de régner au fond du défilé. L’humidité omniprésente leur fouaillait les entrailles. Les filles grelottaient de froid et de frayeur. Seule la volonté de Tash’Kor maintenait un semblant de cohésion. Pollys le soutenait, mais sa sérénité habituelle était passablement perturbée. Il semblait être le seul à ne pas redouter le monstre. Au contraire, avec une racine noueuse, il s’était fabriqué une robuste massue qu’il espérait bien avoir l’occasion d’utiliser. Mais Khirâ sentait bien qu’il était anormalement nerveux. Elle le connaissait presque aussi bien que son compagnon. N’étaient-ils pas le reflet l’un de l’autre ?

Suivant la décision de Tash’Kor, ils se dirigèrent vers le sud. Mais la forêt qui se dressait devant eux ne leur facilitait pas la tâche. Le défilé s’étageait sur plusieurs niveaux qui se mêlaient et s’entrecroisaient. Le prince avait tout d’abord pensé qu’en suivant le niveau le plus profond, ils auraient plus de chances d’avancer. Celui-ci longeait le cours d’un ruisseau au faible débit, dans lequel ils pouvaient au moins se désaltérer. Mais parfois son cours se perdait sous un amas de végétation infranchissable. Il fallait alors rebrousser chemin et tenter de trouver un autre passage. Lorsqu’ils en trouvaient un, celui-ci débouchait souvent sur une impasse, et il fallait de nouveau revenir en arrière. Ils comprenaient mieux à présent pourquoi on appelait aussi cette vallée infernale le Labyrinthe. Les arbustes épineux leur griffaient le corps. Bientôt, ils furent couverts de zébrures sanguinolentes, et la douleur s’ajouta au froid. Leur courage s’en allait en lambeaux. Il fallait toute l’obstination de Tash’Kor pour maintenir l’unité du groupe. Parfois, une fatigue intense s’emparait de lui. Alors, il puisait dans le regard confiant de son frère la force de poursuivre le combat. Tant qu’ils seraient ensemble, rien ne prévaudrait contre eux.

 

Après un détour qui leur avait pris la matinée, ils avaient retrouvé le lit du torrent. Tash’Kor constata avec résignation que, malgré tous leurs efforts, ils ne s’étaient guère éloignés de l’entrée de la vallée.

— Il y a quelque chose là-bas, sur cet arbre, dit soudain l’homme des Cyclades.

— On dirait un animal, confirma la Palestinienne.

Intrigués, ils s’approchèrent. Tout à coup, Khirâ se détourna et se mit à vomir. Ce qu’elle avait pris pour un animal n’était autre que la chevelure de la Libyenne, dont la tête avait été empalée sur une branche. Un peu plus loin, ils découvrirent les restes d’un bras dont les chairs avaient été rongées. Leur angoisse remonta d’un coup au zénith. Ils scrutèrent anxieusement les alentours, leurs lances de fortune brandies de manière dérisoire devant eux. Mais rien ne se produisit. Lentement, ils s’éloignèrent de la macabre découverte. La tension commençait seulement à retomber lorsque le mugissement du monstre résonna, à quelques pas. Un sentiment de panique s’infiltra en chacun. Tash’Kor se plaça devant Khirâ et scruta les environs. Mais, en raison de l’épaisseur de la végétation, on n’y voyait pas à plus de vingt coudées. Les filles se mirent à gémir. Inexorablement, la panique s’installa. Tout à coup, ne pouvant en supporter plus, l’homme des Cyclades prit ses jambes à son cou. Il avait l’impression que le cri venait du sud, sans en être tout à fait sûr. Il lui fallait retourner près de la porte. Il supplierait la foule de lui ouvrir. Il ne voulait pas mourir comme ça. Il préférait encore être lapidé. En quelques instants, les autres le perdirent de vue.

Il était sûr de pouvoir retrouver son chemin. Pourtant, au bout d’un moment, sa belle certitude s’évanouit. Alors, le cri épouvantable retentit de nouveau, cette fois tout proche. Le fuyard poussa un hurlement de terreur et voulut s’échapper. Les arbres lui déchiraient la peau, mais il sentait à peine la douleur. Un souffle énorme et rauque se fit entendre derrière lui, presque sur sa nuque. Il accéléra le pas autant qu’il le put. Soudain, après une dernière trouée de végétation, la falaise se dressa devant lui. Il était pris au piège. Ses jambes se dérobèrent sous son poids. Haletant d’épuisement et de panique, il se retourna.

Son cri de terreur vrilla les tympans des autres. Comme pendant la nuit, les échos d’un combat désespéré leur parvinrent. Il leur sembla que cette lutte durait longtemps, trop longtemps. Puis, il y eut comme un craquement brutal, et tout retomba dans un silence glacial, qui vola en éclats sous un autre mugissement de la Bête. Les filles hurlèrent d’angoisse. N’y tenant plus, Tash’Kor se mit à crier :

— Espèce de grand lâche ! Aie donc le courage de nous affronter ! Montre-nous ta gueule de monstre et bats-toi en guerrier !

Seul le souffle du vent répondit à son défi. Pollys saisit doucement le bras de son frère et déclara :

— Il va être occupé un moment, fit-il remarquer. Nous devrions en profiter pour tenter d’avancer le plus possible.

Tash’Kor acquiesça. Mais il avait compris que cela ne servirait pas à grand-chose. Le monstre connaissait parfaitement cette vallée et pourrait les rattraper lorsqu’il l’aurait décidé. On ne savait même pas à quoi il ressemblait.

 

Pendant le reste de la journée, ils ne purent franchir plus d’un quart de mile vers le sud. À plusieurs reprises, ils durent s’éloigner du torrent pour rechercher un passage. Leurs corps n’étaient plus que plaies, égratignures et balafres. Une nouvelle nuit d’angoisse commença. Ils avaient trouvé refuge le long de la paroi rocheuse occidentale, ce qui limitait le champ d’action du monstre. Dans la journée, Tash’Kor avait fabriqué deux nouveaux épieux. Mais nulle part il n’avait trouvé de branche assez souple pour être transformée en arc.

Khirâ se blottit contre lui. Lorsque la nuit fut tombée, elle se mit à pleurer silencieusement.

— Nous allons tous périr, gémit-elle. Les dieux m’ont frappée de leur malédiction. C’est à cause de moi que tous ces malheurs sont arrivés.

— Tais-toi.

— Non ! Je vais partir, Tash’Kor. C’est moi que les divinités réclament. Je vais marcher à la rencontre du monstre. Une fois qu’il m’aura tuée, il vous épargnera. J’en suis sûre.

— Tu vas rester avec nous, même si je dois t’assommer pour ça.

— Laisse-moi y aller !

Pour toute réponse, il la maintint fermement contre lui et l’embrassa.

— Ou nous survivrons, ou nous mourrons ensemble. Mais jamais je ne t’abandonnerai.

— J’attire la malchance, insista-t-elle.

— Tu manies l’arc bien mieux que le meilleur de mes guerriers. Si je parviens à en confectionner un, nous vaincrons cette abomination. Mais il faut que tu restes avec nous. Nous avons besoin de toi. Et arrête de répéter que tu portes malheur. Personne ne m’a obligé à quitter Kemit. Tu n’es pas responsable non plus de l’attaque des Kytoniens. Cela fait de nombreuses années qu’ils mènent ces attaques pour leurs ignobles sacrifices.

Il l’embrassa encore. Sa voix chaude la rassura un peu. Prise entre les jumeaux, elle ne souffrait pas trop du froid. Recrue de fatigue, elle finit par sombrer dans un sommeil entrecoupé de cauchemars, dont elle ne s’éveilla que le lendemain. Une lumière mauve coulait des hauteurs de la falaise orientale, tandis qu’une frange dorée, au sommet de la paroi occidentale, annonçait le lever du soleil. Une douloureuse sensation de faim creusait son estomac. Le peu qu’elle avait mangé la veille n’était pas suffisant pour la nourrir. Mais elle n’était pas seule dans ce cas. Les autres aussi criaient famine.

— Personne n’a été tué cette nuit, s’exclama Tash’Kor avec satisfaction. Cet endroit était bien choisi. Il ne pouvait s’approcher de nous suffisamment près. Il faudra trouver un endroit similaire la nuit prochaine.

Pendant la journée, ils poursuivirent leur progression difficile vers le sud. Ils découvrirent la tête de l’homme des Cyclades enfoncée sur une branche.

— C’est un chasseur, dit Tash’Kor en ravalant sa peur et sa colère. Il veut nous affaiblir en nous effrayant.

— Et il y parvient, dit la fille du Levant.

— Si nous restons groupés, il ne pourra rien contre nous.

Mais les faits démentirent ses propos. L’attaque suivante eut lieu au crépuscule, alors même qu’ils avaient découvert un nouveau refuge au pied de la paroi orientale. Ils avaient trouvé des fruits en abondance, et même des nids dont ils avaient prélevé les œufs. Ils s’apprêtaient à s’installer pour la nuit lorsque quelqu’un fit remarquer d’une voix tremblante :

— L’odeur ! Vous la sentez ?

En effet, un remugle de chair en décomposition les prenait à la gorge. Khirâ se souvint de la première agression, de l’infecte puanteur qui lui avait donné la nausée.

— Il est là ! hurla-t-elle.

L’instant d’après, un mugissement formidable explosa tout près d’eux. Tash’Kor et Pollys bondirent sur leurs armes rudimentaires et voulurent faire face, malgré la pénombre grandissante. Alors, une silhouette monstrueuse se dressa au milieu du groupe, comme surgie de nulle part. La végétation épaisse avait sans doute permis à la Bête de les approcher au plus près sans se faire remarquer.

Pétrifiés, Pollys et Tash’Kor n’eurent pas le temps d’utiliser leurs épieux. Le monstre les dépassait au moins de trois têtes. Ils aperçurent sa gueule monstrueuse, vaguement semblable à celle d’un taureau. Ses bras, larges comme des troncs d’arbre, se hérissaient de pointes de métal. La Bête poussa un autre meuglement et bondit sur l’une des filles. D’un geste précis, il lui brisa la nuque, lui retournant presque entièrement la tête. Terrorisés, les autres n’osèrent réagir. Puis, sans effort, le monstre jeta sa proie sur ses épaules et bondit dans les fourrés. En quelques secondes, il disparut dans la nuit. Il n’y eut que quelques bruits de branches cassées, puis tout retomba dans un silence lourd, chargé d’angoisse. Enfin, Tash’Kor laissa échapper un rugissement de colère.

— Il était là, devant nous, et je n’ai même pas pu réagir ! Je n’ai pas eu le courage de l’affronter !

De rage, il jeta sa lance sur le sol. Pollys le prit dans ses bras avec affection.

— Et comment aurais-tu voulu le combattre ? Il nous a attaqués par surprise. Tout s’est passé trop vite.

Ils ne dormirent guère non plus cette nuit-là.

 

Cela faisait à présent dix jours que les condamnés erraient dans le labyrinthe végétal du défilé. Ils n’étaient plus que cinq. Tash’Kor, Pollys et Khirâ avaient survécu, ainsi qu’une fille et un jeune guerrier, Mara et Ceros, tous deux chypriotes. Pas une fois le monstre ne les avait attaqués de front. Il attendait toujours la nuit ou le crépuscule pour agir. Il apparaissait, tuait sa proie sans coup férir, puis disparaissait sans qu’il fût possible de le poursuivre. Épuisés, le corps couverts de blessures, de sang séché, ils avaient perdu tout espoir. Depuis dix jours, ils n’avaient pas parcouru plus de trois miles. À plusieurs reprises, ils avaient retrouvé les restes d’anciennes victimes. Apparemment, la Bête s’amusait, sans doute pour terroriser ses victimes actuelles, à exposer ses trophées. Ainsi, elle avait réuni les squelettes de ses proies en certains endroits, et les avaient disposés de manière effrayante, posant sur des corps humains des crânes de mouflons ou de vache. Prise par les fièvres, Mara délirait. Il ne faisait aucune doute qu’elle serait la prochaine victime. Désespérée, Khirâ n’avait plus qu’une envie, c’était que tout soit très vite fini. Ses jambes ne la portaient presque plus. Tous avaient maigri, et mouraient de faim.

Au soir du dixième jour, ils s’installèrent, ou plutôt s’écroulèrent au milieu d’une sorte de clairière dont le seul avantage était qu’elle leur permettrait de voir l’attaque arriver. Mais Tash’Kor savait que, même en luttant tous les cinq, ils n’auraient aucune chance face à un monstre aussi puissant. En cet endroit, les falaises s’écartaient légèrement, laissant le soleil éclairer le fond de la vallée au milieu du jour.

Mais la lumière déclina rapidement quand il passa derrière la paroi occidentale. En fin d’après-midi, lorsqu’ils découvrirent cette clairière, ils décidèrent qu’ils n’iraient pas plus loin. Une nouvelle attaque ne faisait aucun doute, car la nuit précédente avait été calme. Or, le monstre ne leur laissait jamais plus de deux jours de répit.

Ce fut presque avec soulagement qu’ils virent apparaître le Minotaure, alors même qu’il faisait encore jour. Comme Tash’Kor l’avait supposé, il avait décidé de livrer ce soir le dernier combat. Cette fois, ils purent le détailler. Le monstre possédait en effet une tête de taureau sur un corps d’homme. Son corps épais était recouvert d’une sorte de pelage sombre, presque noir, qui le rendait invisible la nuit. Ses épaules et ses bras étaient équipés de bandes de cuir hérissées de pointes de métal. Sa taille surtout était surprenante : il devait atteindre les quatre coudées et demie.

Il s’approcha, d’un pas nonchalant et lourd, certain de vaincre les petits humains qui lui faisaient face. Khirâ se saisit d’un épieu, tout comme Pollys et Tash’Kor, qui se placèrent devant elle. Le prince chypriote hurla :

— Va-t’en ! Essaie de t’échapper.

— Jamais sans toi ! riposta-t-elle. Tu l’as dit toi-même. Ou nous mourrons ensemble, ou nous triompherons de ce monstre. Et il ne nous a pas encore tués.

Elle vint se placer à ses côtés. Ceros l’imita, tremblant des pieds à la tête. Seule Mara resta allongée sur le sol, dévorée par la fièvre, déjà indifférente à sa mort prochaine.

Soudain, le monstre marqua un temps d’arrêt. Son regard se porta dans une autre direction, derrière les prisonniers. Stupéfaits, ils se détournèrent. Un homme les rejoignait, armé d’une énorme massue.

— Seschi ! s’exclama Khirâ.

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